1er octobre 2021

Mais où est donc passé Le Bourget ?

Lors des derniers jeux olympiques à Tokyo, Matthieu Androdias et Hugo Boucheron ont obtenu la médaille d'or dans l'épreuve d'aviron "deux de couple homme".

Quelques semaines auparavant, ces champions s'entrainaient à la base nautique de Bellecin. Mais savaient-ils qu'ils donnaient des coups de rame au-dessus du village englouti du Bourget ?

"Le Bourget" ne fait plus vraiment partie du vocabulaire géographique des adeptes du lac de Vouglans et des Orgelétains. Il est regrettable que ce nom disparaisse de la toponymie ; rappelons l'histoire de cette localité, son lien avec la commune d'Orgelet et les conséquences pour notre territoire.

Tokyo, JAPON - 28 juillet 2021 : les rameurs français Matthieu Androdias et Hugo Boucheron avec leur médaille d’or du deux de couple masculin lors des Jeux de Tokyo 2020.
28 juillet 2021 : les rameurs français Matthieu Androdias et Hugo Boucheron avec leur médaille d’or lors des Jeux de Tokyo 2020.
Photo de Naomi Baker/Getty Images

Un peu d'histoire

Aux alentours d'Orgelet, les lieux pour franchir la tumultueuse rivière d'Ain sont assez rares (Pont-du-Navoy, Pont-de-Poitte, pont de la Pyle) et jadis les ponts, souvent ruinés par les crues de la rivière, étaient fréquemment remplacés par des bacs. C'était le cas entre Le Bourget et Brillat[1] jusqu'en 1845 lorsque fut construit un pont en "fil de fer" de 4m de large et suspendu sur une longueur de 53m.

Carte de Cassini de la vallée de l'Ain aux alentours du Bourget

Le village du Bourget était situé à la limite de quatre puissants domaines : sur la rive droite, les seigneurs de Virechâtel, du haut de leur puissante forteresse[13], exerçaient le droit de justice[2] ; les autres droits seigneuriaux étaient disputés avec les chartreux de Vaucluse installés au sud, et, sur la rive gauche, avec le seigneur de Maisod et les abbés de Saint-Claude[3]. C'est surtout le droit du péage du bac[4] du Bourget et les limites forestières qui étaient sources de conflits entre ces seigneurs, excitant notamment la haine des habitants envers les chartreux.

Extrait du tome IV du Rousset, sur le chapitre concernant Onoz, p.538
 
Borne délimitant le territoire des Chartreux
 
Ruines du château de Virechatel
 

Les habitants furent affranchis de la main-morte au XIIIe siècle et obtinrent le droit de pêcher dans la rivière d'Ain. Il n'y avait pas d'église au Bourget, qui dépendait de la paroisse de Maisod, ni de cimetière, les habitants se faisant généralement enterrer à Onoz.

En août 1639, durant la guerre de Dix Ans, les troupes françaises, commandées par le marquis de Villeroy, pillèrent et brulèrent de nombreux villages dont Le Bourget, après s'être emparées de Virechatel, pour ruiner les possessions de César de Saix, un des plus glorieux chefs militaires comtois [5].

César de Saix
 

Le 14 décembre 1789, l’Assemblée Constituante avait créé 44000 municipalités dont Bellecin et Le Bourget. En 1822, une première vague de fusion de communes a eu lieu, qui a rattaché la commune de Bellecin à celle du Bourget.

Plan géométrique de la commune du Bourget en 1807
 
Plan géométrique de la commune du Bourget en 1826
 

Au milieu du XIXe siècle se sont développés des ateliers de tournerie qui ont employé jusqu'à 25 ouvriers au Bourget au début du XXe siècle[6].

Au bord de la rivière s'était installée la petite usine Richard qui fonctionnait avec la force hydraulique.

Charles Peuget, tourneur sur bois à Brillat
 
L'usine Richard à Bellecin au bord de l'Ain
 

Avec une centaine d'habitants au creux de sa riante vallée, Le Bourget était un charmant village qui avait même son école avec sa classe unique.

Le Bourget et la vallée de l'Ain
 
Le Bourget et la vallée de l'Ain
 
L'école du Bourget
L'école du Bourget

Le Bourget, Bellecin et Brillat étaient déjà des lieux de baignade, et deux restaurants se faisaient face de chaque côté de la rivière pour accueillir gourmets et danseurs dans une ambiance de guinguette.

Étienne Plaisantin a filmé Brillat dans les années 50
 
Le restaurant de l'Ain, chez Balland
Le restaurant Vuillermoz à Brillat
 
Baignade dans l'Ain
 
Carte IGN du Bourget en 1950
 
Photo aérienne du Bourget en 1950
 

 

Construction du barrage de Vouglans et engloutissement de la vallée

Au début des années 60, des études envisagent la construction d'un gigantesque barrage en aval, sur le verrou de Vouglans. En 1962, lors de son voyage officiel dans le Jura, le général de Gaulle s'arrête au Bourget pour expliquer le projet aux élus. Dès 1965, les travaux commencent et plus de 500 personnes travaillent sur ce qui devient le plus grand chantier d'Europe à l'époque[9].

Maquette du projet de barrage à Vouglans
 
Le général de Gaulle au Bourget en 1962
 
Construction du barrage de Vouglans
 
Construction du barrage de Vouglans
 

Les travaux se terminent en 1968. La vallée est déboisée. Les habitants sont expropriés, leurs maisons sont détruites et le pont de Brillat est dynamité lors d'un exercice militaire. Puis l'eau de la retenue du barrage vient engloutir la vallée.

La vallée déboisée en 1968
 
Démolition de l'école du Bourget
 
Démolition du restaurant Vuillermoz
 
Exercices militaires dans la vallée de l'Ain avant la mise en eau du barrage de Vouglans
 

Orgelet-le-Bourget

Durant les travaux, un lotissement est construit à Orgelet aux Closeys, pour loger les ingénieurs du chantier du barrage.

Le maire d'Orgelet, Pierre Futin, obtient que le territoire du Bourget soit rattaché à Orgelet, bien qu'il n'y ait pas de continuité territoriale entre les deux communes, augmentant ainsi le territoire communal de 834ha. Le 1er janvier 1967 est créée la commune d'Orgelet-le-Bourget, née de la fusion des communes d'Orgelet et du Bourget. Orgelet-le-Bourget devient ainsi une commune avec une exclave.

Construction du lotissement des Closeys à Orgelet
 
Carte IGN d'Orgelet-le-Bourget en 1970
 

Le conseil général du Jura de l'époque, qui ambitionnait de nombreux projets de développement touristique au bord du lac, a acquis de vastes parcelles sur ses rives, notamment à Bellecin où il a fait construire la base nautique puis la plage.
Une conduite d'eau potable depuis Saint-Christophe, et un réservoir de 1000m3, surdimensionné pour les usages actuels, sont mis en service.

La base de Bellecin en 2008
 
La plage de Bellecin
 

En 1973, la commune de Sézéria fusionne avec Orgelet-le-Bourget et la nouvelle commune simplifie son nom pour revenir à la simple dénomination d'Orgelet[7]. "Le Bourget" est donné à un nom de rue dans un des nouveaux lotissements.

Panneau de la rue du Bourget
 

Conséquences financières et réglementaires

A partir de 1979, les différentes taxes locales (foncières et professionnelles) liées à l'exploitation du barrage de Vouglans par EDF ne sont plus versées à la seule commune de Cernon sur laquelle est implantée l'usine hydroélectrique, mais réparties proportionnellement entre les communes selon la partie du territoire de chacune d'elles submergée par les eaux à la cote normale de la retenue. Ainsi le barrage de Vouglans est une source de revenu fiscal pour la commune d'Orgelet. Rappelons à ce sujet que, si c'est désormais la communauté de communes qui perçoit la fiscalité professionnelle unique, une attribution de compensation est versée à ce titre, chaque année, par la communauté de communes à la commune d'Orgelet.

De 1975 à 1986, plusieurs textes législatifs entrent en vigueur, créant le conservatoire du littoral et des rivages lacustres, et aboutissent à la Loi Littoral qui réglemente notamment la constructibilité sur l'ensemble du territoire communal. Les contraintes de cette loi sont très fortes, et il a fallu parfois obtenir des dérogations ministérielles exceptionnelles comme par exemple celle accordée en 2010 pour la reconstruction de la station d'épuration des eaux usées de la base nautique de Bellecin.

Au cours de la précédente mandature, en concertation avec l'ONF et l'ADEFOR, la commune d’Orgelet a acquis ou echangé, auprès de propriétaires privés, de nombreuses petites parcelles forestières pour rationaliser le domaine de la forêt communale de Vaucluse, au milieu de l'enchevètrement des terrains privés. Par ailleurs, la commune a défini un périmètre d’intervention pour le conservatoire du littoral[8] où ses acquisitions permettent de compléter la propriété publique afin réaliser une continuité foncière avec le périmètre d’intervention déjà créé sur Onoz[10]. Le conservatoire a ainsi acquis la vaste parcelle sur laquelle se trouvent une partie des ruines du château de Virechâtel (l'autre partie se trouvant sur la commune d'Onoz) et qui pourrait être aménagée en un belvédère offrant une vue magnifique sur la plage et la base de Bellecin.

 

Une faune et une flore remarquables dans un espace naturel sensible

Les sols argileux des rives du lac forment des pelouses sèches, menacées d'enfrichement. Elles composent une mosaïque d'habitats pour la flore avec la présence d’espèces telles l’Aster amelle, le Thesium à feuilles de lin et plusieurs types d’orchidées.

Une faune remarquable fréquente le site, même occasionnellement : Chat forestier, Lynx, Milan royal, Circaète Jean-le-blanc, Bondrée apivore, Lézard vert… Des papillons rares sont également présents : Bacchante, Azurés des mouillères et de la croisette

Les friches et pelouses de Bellecin sont inventoriées avec le statut de zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) et le secteur "En Musia"[11] est un Espace Naturel Sensible géré par le conseil départemental.

Le Bourget aujourd'hui avec la nouvelle municipalité et la communauté de communes Terre d'Emeraude

"Le Bourget" est un nom qui a disparu du vocabulaire municipal, comme le prouve le nouveau logo créé sans aucune concertation par la majorité municipale, qui ne met en avant qu'Orgelet et ses hameaux, et qui passe ainsi sous silence le tiers du territoire communal et son histoire encore bien vivace pour certains habitants de notre commune.

Le nouveau logo adopté par la majorité municipale en 2020
 

Cette exclave ne semble être devenue qu'un terrain de jeu pour les sportifs, les randonneurs, les baigneurs, les camping-caristes qui pratiquent leurs activités sans se douter qu'ils évoluent au sein d'un espace naturel sensible.

Par ailleurs, on a du mal à cerner la politique de la communauté de communes qui vient de reprendre au département la gestion de certains sites touristiques au bord du lac, mais pas celle de la base de Bellecin qui reste au Département. La stratégie du conseil départemental semble faire le grand écart entre la volonté de développer la base commme un centre d'entrainement pour sportifs de haut-niveau avec l'ambition d'accueillir des délégations des JO Paris 2024, et celle d'accueillir un public scolaire, en oubliant de terminer le projet d'une piscine couverte qui serait un vrai service pour les habitants du territoire. Espérons que le Président de Terre d'Émeraude puisse endosser son costume de conseiller départemental sans trop de conflits intérieurs...

Le plus surprenant est la déclaration du maire d'Orgelet, lors de la séance du conseil municipal du 14 septembre dernier, qui semble découvrir les contraintes d'urbanisme liées à la Loi Littoral, et qui a annoncé s'en être plaint par écrit au Préfet et à notre députée. Il est vrai que l'application de la loi Littoral sur l'ensemble du territoire communal est d'une rigidité souvent mal comprise, et cela a d'ailleurs fait l'objet d'un rapport parlementaire en 2014[12] et de plusieurs questions au gouvernement, que ce soit au Sénat ou à l'Assemblée Nationale. Mais le Maire n'a pas la capacité d'aller contre la Loi et les réglementations d'urbanisme ; il devrait, au contraire, être le garant de leur application. Son seul moyen d'action serait de suivre plus attentivement l'élaboration du Plan Local d'Urbansime Intercommunal dont on n'a aucune nouvelle de l'évolution depuis près d'un an, en s'intéressant notamment aux subtilités d'écriture des PLU littoraux.

 

Bibliographie

[1] La guide des chemins de France de 1553, Charles Estienne, page 98

[2] Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de la Franche-Comté et des hameaux qui en dépendent, classés par département. Tome premier [-VI] département du Jura, Alphonse Rousset, 1853

[3] Histoire de l'abbaye de et de la terre de Saint-Claude, D.P. Benoit, 1892, p.41

[4] Droits de péage et pouvoirs sur la rivière (XVIIe-XVIIIe siècles), Anne Conchon, 1998, p.83

[5] La guerre de Dix Ans, Louis Gérard, Presses Universtitaires de France, 1998

[6] Les petites industries de la montagne dans le Jura français, André Mathieu, Annales de géographie, Année 1929, 215 p.446

[7] Bulletin municipal d'Orgelet n°33, octobre 2008, p.17

[8] Bulletin municipal d'Orgelet n°48, juillet 2016, p.5

[9] Bulletin municipal d'Orgelet n°51, janvier 2018, p.14

[10] De nouvelles actions du conservatoire du Littoral sur les rives de Vouglans, Le Progrès, 30 mai 2016

[11] Suivi de l’impact de la gestion sur la flore sur l'Espace Naturel Sensible de Belleci n et Surchauffant , Maison de l’environnement de Franche-Comté

[12] Plaidoyer pour une décentralisation de la loi Littoral : un retour aux origines, Rapport d'information du Sénat n° 297 (2013-2014) de Mme Odette HERVIAUX et M. Jean BIZET.

[13] Inventaire des châteaux de pierres en Franche-Comté, inventaire 2005, 22 édifices du département du Jura, relevés, description et état sanitaire, IIe volume, sous la direction de Stéphane Guyot